CHAPITRE II
La toute dernière vision perçue par Amory avant que le néant ne se referme sur lui avait été celle du laboratoire futuriste et de ses occupants. Hélas ! cette apparition avait été si brève et si étrangère à tout ce qu’il pouvait imaginer ; elle pouvait être gravée dans sa mémoire ; les seules images qui se reconstruisaient en lui quand il reprit conscience, le dernier morceau du film interrompu, furent surtout celles de la clairière noyée de pluie et de sa marche chancelante vers l’abri précaire d’une cabane de bûcherons. Et maintenant, puisqu’il n’avait aucune notion du temps écoulé depuis le franchissement de la Porte, il se retrouvait dans une pièce claire et tiède, allongé sur une couche confortable et élastique, face à une grande baie au travers de laquelle se déroulait un paysage de collines ensoleillées. Il demeura un long moment immobile, l’esprit engourdi et totalement incapable d’appréhender le cadre anormal qui l’entourait, puis, ses souvenirs se précisant et franchissant un nouveau palier, il porta lentement la main à son crâne, chercha une bosse absente et une douleur qui se refusait à réapparaître. Après une nouvelle pause d’indécision, il rejeta sa couverture, s’assit sur le bord du lit, se dressa d’un mouvement aisé. Apercevant une robe de chambre posée sur un siège voisin, il la saisit, l’endossa tandis que, d’un geste machinal, ses doigts rapprochaient les deux pans de l’étoffe pour permettre à la fermeture magnétique de jouer en l’enveloppant entièrement dans le fin tissu soyeux. Fronçant les sourcils, il inspecta l’étrange vêtement, mais aucun véritable sentiment d’étonnement ne s’empara de lui, il savait qu’il n’en avait jamais possédé de semblable, mais que celui-ci était pourtant tout à fait classique. Il regarda autour de lui, effleura d’un regard l’écran de l’intervisiophone, nota les chiffres du chronodateur mural qui lui apprenait que la matinée du douze séfar était à peine entamée, se retourna vers la fenêtre, se plongea dans la contemplation d’un paysage doré qui ne ressemblait en rien à la sombre forêt hantée par les brigands. Ce fut peut-être à ce moment que son cerveau fut le plus près de traverser une phase d’inhibition, une défaillance qui brouilla une seconde les images qui s’inscrivaient sur ses rétines ; la différence entre son passé toujours vivant et le nouvel acquit implanté dans ses neurones était trop grande pour que la coordination s’enchaîne sans interférences. Mais au même instant, un léger bruit derrière son dos dispersa la vague d’obnubilation et le fit se retourner. Deux hommes et une femme venaient d’entrer dans la chambre et, sans qu’il les reconnût vraiment, il éprouva l’intuitive sensation de retrouver des visages familiers – c’était bien en effet le chaînon matériel entre le passé et le présent qui apparaissait devant lui. Il s’exclama impulsivement.
— Qui êtes-vous et que m’est-il arrivé ? Où suis-je ?
Le professeur Brag n’Var et son adjoint Erm’hon demeurèrent silencieux, souriant d’un air amical. Ce n’était pas à eux que leur patient s’était adressé, mais à la ravissante Shann dont le beau visage couronné d’or fauve avait attiré comme un aimant le regard du jeune chevalier.
— Je devine le sens de votre question, fit-elle avec un léger rire, mais pourquoi ne l’exprimez-vous pas en jihien ? Vous connaissez notre langue alors que nous ignorons encore la vôtre…
Amory demeura une seconde le souffle coupé en réalisant qu’il avait parfaitement compris les mots que venait de prononcer la jeune femme et déjà, presque malgré lui, ses lèvres s’entrouvraient pour répondre dans le même idiome :
— C’est vrai, murmura-t-il. Je parle aussi le langage de Jih’om. Je sais que ce n’est pas le mien et pourtant il est en moi… J’ai été métamorphisé, n’est-ce pas, c’est bien le terme ?
— Vous l’avez été, Amory, et vous êtes maintenant des nôtres sans pour autant avoir cessé d’être vous-même. Nous concevons que vous soyez dérouté, n’est-ce pas ? Une impression de dédoublement…
— C’est un peu près cela. Je suis moi et un autre à la fois. Je ne… non, j’allais dire je ne comprends pas ce qui se passe en moi et pourtant cela me semble naturel… Aidez-moi !
— C’est ce que nous allons faire. Venez avec nous, il est l’heure de déjeuner et vous avez sûrement faim. Nous prendrons notre repas ensemble et nous vous dirons tout ce que vous devez savoir pour que les derniers trous entre vos deux personnalités soient comblés.
*
* *
Ce ne fut évidemment pas dans le cours de l’heure suivante que le chevalier réussit à rétablir son équilibre psychique et mental, il fallut plusieurs jours pendant lesquels il ne quitta du reste pas l’enceinte du campus – Brag n’Var jugeait qu’il lui faudrait beaucoup plus longtemps que cela pour franchir matériellement sept siècles de différence de civilisations, jusqu’à pouvoir évoluer normalement dans une cité jihienne. D’autre part, le professeur tenait à ce que l’adaptation complète d’Amory ne soit pas encore accomplie : il avait conçu pour lui d’autres projets.
La première question qui vint sur le tapis se rapportait naturellement à remplacement du pays où il avait été transporté.
— Tout ce qui m’entoure maintenant est tellement différent de ce que j’ai pu connaître ou même imaginer que cela ne peut se trouver à une quinzaine de lieues de Lutis ni même dans le royaume de Galans dont elle est la capitale. Les arbres, les fleurs, le ciel lui-même ne sont pas de mon pays et la route que je suivais passe bien loin de la mer. D’après ces notions étranges que je découvre les unes après les autres dans mon esprit, je crois comprendre que vous m’avez attiré dans un tout autre monde que le mien et au milieu d’un peuple incomparablement plus savant. Mais où est-il ? Au sein de ce grand continent dont l’océan nous sépare et où nos caravelles commercent au long des côtes mais dont le cœur est inexploré ? Non… Je sens que ce doit être infiniment plus loin, hors de notre terre… Sur la lune peut-être, à moins que ce ne soit parmi les étoiles du ciel ? Mais comment mon corps aurait-il pu voyager sur des distances aussi effarantes ? Serais-je demeuré inconscient pendant des siècles ?
Erm’hon sourit.
— La forêt où les brigands vous ont assommé n’est ni loin ni près d’ici, elle est tout simplement ailleurs. Quand vous viviez dans votre manoir ou quand, l’autre jour, vous cheminiez au travers des provinces de votre pays, tout ce que vous voyiez autour de vous depuis le plus petit brin d’herbe jusqu’aux constellations les plus éloignées au fond de la voûte du ciel, tout cela formait un univers, n’est-ce pas ? L’immense Cosmos auquel vous appartenez. Eh bien, il en existe un autre, un univers que nous nommons parallèle et qui a été créé en même temps que le vôtre, qui occupe le même secteur de l’espace et c’est dans celui-ci que nous, Jihiens, nous vivons. Votre planète et la nôtre existent simultanément, comprenez-vous ? Il n’est pas question de distance au sens propre du mot, le chemin que vous avez parcouru pour venir ici est nul, le dernier pas que vous avez fait en marchant dans votre clairière s’est terminé dans notre laboratoire, vous avez franchi le seuil.
— Ce que vous appelez la Porte… Mais elle était invisible et ce n’était qu’une vulgaire cabane que j’avais devant moi et que je m’efforçais d’atteindre ! Comment d’un seul coup mon univers a-t-il pu basculer dans le néant et le vôtre se substituer à lui ? Mon pays n’a tout de même pas cessé d’exister ?
— Bien entendu non, intervint le professeur. Il est tout autour de nous comme nous sommes tout autour de lui. Essayez de me suivre à l’aide de ce que vous avez déjà appris à votre insu. Il s’agit du principe de dualité de la matière ; chaque particule constituante possède sa symétrique, à chaque masse donnée, par exemple un ensemble étoiles-planètes correspond à une masse identique, mais il n’y a pas nécessairement identité de structure, seulement conservation du rapport matière-énergie. Toutefois, comme l’origine des deux ensembles juxtaposés est la même et que le facteur temps est commun, les stades d’évolution sont analogues et tous les degrés de similitude peuvent se présenter jusqu’à celui de formation de deux planètes de composition suffisamment voisine pour que les mêmes processus physico-chimiques s’y soient déroulés, entraînant logiquement des conséquences semblables. De chaque côté la vie est apparue et s’est développée à peu près en même temps ; il se trouve simplement que nous sommes un peu plus avancés parce qu’un peu plus vieux. Mais nous sommes tous en définitive des hommes bâtis sur le même modèle de base.
— Vous insistez sur le fait que nous existons somme toute côte à côte, quel que soit le sens de ce que vous nommez dualité. Mais comment se fait-il que personne de nous ne vous a jamais vus, ni vous ni vos cités ? A moins que vous ne soyez les anges – ou les démons – dont parle notre religion ?
— Jusqu’à aujourd’hui, il était physiquement impossible pour chacun de nos deux mondes de concevoir la présence de l’autre et à plus forte raison de prendre contact avec lui ; nous sommes dans le même « lieu » de l’espace mais dans une autre « forme » de cet espace. Nos courbures sont homothétiques mais non superposables. En conséquence, aucune particule, aucun photon ne peut passer de l’un à l’autre, seuls les tachyons et certaines formes de rayonnement cosmique y parviennent ; c’est grâce à eux que nous avons pu échafauder la théorie qui nous a permis de construire la première Porte. Comprenez-vous les mots que j’emploie ?
— Je dois reconnaître qu’ils me sont familiers mais quant à vraiment comprendre leur signification…
— Rassurez-vous, Amory, il n’y a pas sur Jih’om plus d’une vingtaine de chercheurs qui soient capables d’assimiler réellement les théorèmes de physique transcendantale… Pour en revenir à ce problème de localisation réciproque que vous posiez, contentez-vous d’admettre que, dans ce domaine, il est impossible de parler de « distance » puisque cela équivaudrait à mesurer un rapport vitesse-temps et que le premier facteur n’existant pas, cette distance ne peut être que nulle ou infinie, ce qui est en fait la même chose.
— Puisque vous avez pu construire cette Porte et que je l’ai franchie d’un pas comme vous le disiez, c’est donc bien que nous coexistons matériellement ! Alors, encore une fois, en quoi consiste la barrière ?
— Un simple déphasage. La vie d’un univers est définie par le mouvement des particules qui le composent – agitation, vibration ou rayonnement – elles sont toutes douées de mobilité permanente entre deux limites extrêmes : la vitesse de la lumière représentant le maximum possible et, l’arrêt total que l’on définit en fonction d’une température, le zéro absolu. Je répète qu’il s’agit de valeurs limites et donc infranchissables, mais il suffit que dans notre monde les chiffres correspondants ne soient pas exactement les mêmes, que notre lumière aille un peu plus vite et que notre zéro soit un peu plus bas que dans le vôtre, pour que, toutes conditions égales d’ailleurs, toute interaction et toute rencontre entre nos atomes et les vôtres deviennent mathématiquement impossibles. Nous vivons dans le même endroit et pourtant totalement ailleurs… Commencez-vous à mieux comprendre ?
Les yeux du chevalier fixèrent un instant ceux de Shann puis, sans pouvoir se maîtriser, il éclata brusquement de rire.
— Absolument pas, professeur, fit-il quand il eut repris son souffle. J’ai bien peur qu’il me faille passer de longues années à l’école pour y arriver ! Tout ce que je réussis à tirer de votre exposé s’accroche à un mot que vous avez employé : celui de vibration. Serait-ce là la clé ? On ne peut pas plus « voir » une musique qu’on ne peut « entendre » un paysage. Et si ce qui est un son chez moi est une couleur chez vous je suis prêt à admettre qu’il était en effet impossible que nous ayons la moindre conscience de votre présence. Je viens de vous dire une bêtise, n’est-ce pas ?
— Tout au contraire, Amory. Vous venez d’exprimer une image étonnamment exacte. Nos sens ne perçoivent qu’une gamme très restreinte de vibrations, d’étroites fenêtres, les vôtres et les nôtres ne s’ouvrent pas sur la même face de l’Univers.
— Vous m’avez cependant fait passer de l’une à l’autre ?
— La Porte est tout bonnement un changeur de fréquences. Quand vous l’avez franchie, vous êtes entré en résonance avec nos propres longueurs d’ondes.
— Je suis devenu un Jihien, le plus ignorant et le plus misérable de tous… et j’ai perdu le monde primitif qui était le mien…
— Vous le retrouverez, Amory, la Porte fonctionne dans les deux sens.
*
* *
A quelque temps de là, le professeur Brag n’Var se décida à exposer son projet au cours d’une promenade dans le parc du campus en compagnie de ses assistants et d’Amory.
— J’ai beaucoup réfléchi durant ces derniers jours, fit-il, et je crois que la proposition que je vais formuler est la seule que nous puissions envisager. Nous avons obtenu un premier succès dans nos tentatives pour contacter un monde parallèle, notre ami ici présent en est la preuve, mais nous sommes arrivés dans une sorte d’impasse. La suite logique de nos travaux impliquerait une étude approfondie de cette planète parallèle et de sa civilisation entraînant éventuellement des rencontres et des échanges, mais nous nous heurtons à ce même problème d’éthique auquel nos ancêtres se sont trouvés confrontés au début de l’expansion au travers du Cosmos. Nous savons que l’évolution de la race à laquelle appartient Amory est très en retard sur la nôtre. Notre apparition au milieu de ce peuple produirait l’effet d’une bombe. On nous considérerait comme des êtres démoniaques ou divins, et toute l’évolution normale en serait irrémédiablement faussée. Avant de tenter quoi que ce soit dans le sens d’un rapprochement, il nous faut d’abord une information beaucoup plus complète, nous devons peser le risque de traumatisme que pourrait entraîner la révélation de notre existence. Nous ne sommes ni des conquérants ni des esclavagistes !
— Pourtant, en ce qui me concerne personnellement, objecta le chevalier, j’ai bien été amené à faire votre connaissance et je ne m’en porte pas plus mal…
— Ce n’est pas du tout la même chose. Dès votre arrivée, vous êtes demeuré plusieurs jours dans l’inconscience et pendant ce temps nous avons gravé dans votre cerveau toute une masse d’acquits nouveaux : notre langage et toutes les notions qui s’y rattachent automatiquement. Vous étiez préparé à ce qui vous attendait à votre réveil ; vous n’avez pas éprouvé de véritable choc, vous étiez prêt à vous adapter. Nous ne pouvons métamorphiser ainsi la totalité de vos compatriotes, combien de centaines de millions êtes-vous et combien de temps cela prendrait-il ? Et puis, de nouveau, cela signifierait modifier le devenir de votre race.
— Évidemment… Je crois bien en effet que si j’avais réalisé dès le premier moment dans quel fantastique milieu je venais de plonger, je serais devenu fou. Je comprends aussi que, puisque vous désirez connaître en détail ma civilisation, je ne puis à moi tout seul vous être d’un grand secours. Je suis né et j’ai vécu au fond d’une province reculée, j’ignore à peu près tout ce qui se passe ailleurs, notamment dans une grande ville comme Lutis. C’est le foyer des lettres et des arts, il doit aussi y avoir des savants beaucoup plus intelligents que moi… Alors pourquoi ne feriez-vous pas quelques petites excursions de mon côté de la Porte, prudemment, progressivement, jusqu’à ce que vous arriviez à vous faire une opinion ?
— C’est justement ce que j’envisage, et c’est là aussi que vous pouvez vous révéler d’une aide précieuse si vous acceptez. Mais il faut d’abord que vous sachiez que le genre d’allées et venues auquel vous pensez est beaucoup trop aléatoire dans l’état actuel des choses. Le faisceau changeur de fréquences cosmiques que nous émettons est trop erratique pour que l’on puisse compter sur lui d’une façon continue. Le fait qu’il se soit matérialisé devant vous dans cette clairière déserte juste au moment où vous vous y trouviez représente une somme de hasards tellement considérable que la probabilité d’une répétition est pratiquement nulle. Il est donc nécessaire d’établir de l’autre côté un cadre récepteur fixant directionnellement l’orientation du faisceau et assurant sa permanence. A partir de ce moment-là, nous pourrons franchir le seuil chaque fois que nous le voudrons en sachant où nous sortirons et en étant sûrs de le retrouver quand nous voudrons le repasser.
— Quelque chose comme une seconde Porte rattachée à la première ? Mais cela doit représenter un très gros matériel…
— Absolument pas. Juste un petit générateur de champ gros comme mes deux poings. Le cadre n’est en quelque sorte qu’un répondeur syntonisé sur notre émission, la source primaire d’énergie modulée demeure ici.
— Si vous m’en expliquiez la façon de le monter et de le faire marcher, je pourrais donc m’en charger, je trouverais facilement un endroit discret et à l’abri des curieux pour l’installer et vous viendriez me rejoindre.
— Vous venez de répondre à la question que j’allais vous poser et je vous remercie. C’est bien ainsi que nous devons procéder, mais pour beaucoup de raisons techniques auxquelles vous n’êtes pas encore adapté, il est préférable que vous ne retourniez pas seul là-bas.
— Je l’accompagnerai, patron !
Erm’hon et Shann se regardèrent en éclatant de rire, ils venaient de prononcer la même phrase au même instant. Le professeur sourit.
— Pour le premier voyage, il vaut mieux que ce soit un homme, les routes semblent vraiment trop peu sûres dans ce pays de Galans. Ce sera donc Erm’hon. Naturellement il prendra le costume et l’apparence d’un autochtone afin que sa présence aux côtés d’Amory n’attire pas l’attention. Nous lui fabriquerons facilement des vêtements et une épée sur le modèle de ceux que porte Amory.
— Il devra aussi parler ma langue ?
— Aucun problème, il l’apprendra de la même façon que vous avez appris la nôtre. Vos enregistrements mémoriels ont été conservés et ils seront imprimés dans son cerveau en l’espace d’une nuit. Il deviendra presque votre frère. Êtes-vous d’accord ?
— Je le pense bien ! Erm’hon… Quel est votre prénom ?
— Reg.
— Parfait ! Vous serez le chevalier Régis d’Ermont, mon cousin et originaire de la même province que moi. Nous sommes partis ensemble pour chercher fortune à Lutis… A propos de fortune, il nous faudra dès le début nous procurer des chevaux, des gentilshommes ne voyagent pas à pied et j’ai bien peur que le seul écu d’argent que les brigands m’ont laissé soit insuffisant.
— Nous en ferons d’autres à son image, assez pour remplir vos bourses et vous emporterez de surcroît les moyens de renouveler vos ressources autant qu’il sera nécessaire, car vous devrez vous procurer un domicile sûr pour y installer la seconde Porte. Je suis certain que vous y parviendrez sans peine.
— Quelle chance tu as, Reg, murmura Shann avec une moue désolée. J’aurais tant aimé accompagner Amory pour connaître son pays…
— Les occasions ne manqueront pas quand tout sera prêt, répliqua Brag n’Var, et pour moi également. Mais pour le moment cette expérience doit se limiter à nous quatre. Personne d’autre ne sera au courant tant que je ne disposerai pas des éléments nécessaires pour décider de l’attitude à adopter. Nous commencerons les préparatifs cet après-midi.
Deux jours plus tard, après avoir choisi le moment qui devait correspondre au début de l’aurore sur la forêt de Sanert, les deux chevaliers équipés de pied en cap et porteurs d’un léger bagage contenu dans des sacoches de cuir pénétrèrent dans l’enceinte de la Porte activée par le professeur et se tinrent debout côte à côte, attendant que le faisceau repasse par son point de tangence. Comme l’avait souligné Brag n’Var, la liaison était vraiment erratique, car il s’écoula près de trois quarts d’heure sans que rien ne se produise et, dans cet espace étroit, des crampes commençaient à nouer leurs muscles lorsque, tout à coup, ils se sentirent littéralement projetés en avant et, déséquilibrés par la violente impulsion, roulèrent dans l’herbe humide de rosée. Quand ils se relevèrent, un clair soleil dorait la cime des arbres.